« Moi, Abdallah, 19 ans, Français des cités »

Comment se déroule la vie d’un citoyen de la République dans un quartier de la deuxième ville de France. (Article paru dans l’Humanité du 2 février)

« Vous, les Français ». Le stylo avait arrêté sa course, l’œil s’était levé du carnet pour se poser sur Abdallah (*). « Tu n’es pas Français ? » « Si, mais… », avait-il répondu, entre hésitation et gêne. Ses parents étaient tous deux nés aux Comores mais lui avait bien vu le jour en 1995 à Marseille, ce qui faisait incontestablement de lui un citoyen français. Quelques mois plus tard, la conversation reprend dans un café d’un centre commercial des quartiers nord de Marseille.

Abdallah : « On se sent Français. Aucun doute. Mais on voit une différence. Pour la qualifier, on ne veut pas utiliser le mot « blancs » car il nous paraît raciste. Alors, on dit « Français ». Mais, ça n’est pas péjoratif. On se sent quand même moins Français que ceux qu’on appelle les Français. On a l’impression d’être du mauvais côté, du côté des méchants, de ne pas être aimés, de ne pas vivre là où il faut, d’être stigmatisés. On nous renvoie toujours à quelque chose : « de couleur », « issus de l’immigration », on ne peut jamais être « Français » tout court. Après les événements de Charlie, tout le monde s’est exprimé. Il y a pleins de gens qui parlent de nous ou en notre nom mais jamais on ne nous donne la parole. Pour être jeune de quartier et passer à la télé, il faut être star de cinéma ou joueur de foot. On voit les médias dans le coin lorsqu’il y a des règlements de compte. Ils arrivent et ils repartent. Quand je vois le JT de TF1 qui parle d’un petit village, je me dis qu’ils pourraient passer au centre social de la cité et en parler de la même manière. Moi, les journalistes, je les perçois bien mais les copains pas trop. Ils ont l’impression qu’on veut les piéger. »

Voilà, Abdallah, tu es un jeune de quartier, tu n’es pas acteur ni footeux, tu es bachelier, tu as la parole. Parle-nous de ta vie. Tiens, commence par la police.

« Je suis contrôlé une à deux fois par mois en moyenne. Cela dépend des moments et des lieux. Une fois, dans la cité, alors qu’il y avait pleins de flics après un nouveau règlement de compte, j’ai été contrôlé quatre fois en une journée. »

Comment ça se passe ? « Ils disent que c’est un contrôle de routine ».

Le tutoiement est-il de rigueur ? « Oui, souvent. Parfois, ça se passe bien, parfois non.»

Y a-t-il des dérapages verbaux ? « Oui. » Silence. Abdallah ne poursuit pas. « De quels types ? « Ah, du genre : « ça pue ici », « Va manger des bananes », « Qu’est-ce que tu fais là petit singe ? » Le stylo s’immobilise un instant. Abdallah a évoqué cela, sans modulations dans sa voix, dans son ton, dans son regard. Comme s’il évoquait un élément naturel.

N’a-t-il jamais pensé qu’il fallait aller porter plainte ? « Non. Je suis convaincu que même si on le faisait, ça ne changerait pas grand-chose. On fait avec. On passe outre et on continue.»

L’école ? « L’impression qu’on a, par rapport à ceux qu’on appelle les « Français », c’est qu’on est trop différents. C’est un peu de notre faute aussi. On se sent mieux avec ceux qui nous ressemblent. Le seul truc qui nous rapproche, c’est l’amour. Alors, là, filles et garçons, on ignore les différences. C’est bizarre d’ailleurs parce que c’est le plus difficile, le plus intime. » Et les profs ? « Il y a trois types de profs : ceux qui sont normaux avec nous, ceux qui ont peur de nous, ceux qui te chouchoutent car ils considèrent qu’on est en difficulté. »

Abdallah reprend sur l’école : «En revanche, pour l’orientation, on sent la différence : les « Français » vers les filières générales, nous, vers les filières technologiques. Moi, on m’a orienté vers la filière la moins recherchée. J’ai eu mon bac mais je ne veux pas poursuivre dans la voie du commerce, ça ne m’intéresse pas. Alors, j’ai pris une année pour réfléchir. »

Etre musulman. « Je dirais la même chose que tout à l’heure. On a toujours l’impression d’être du mauvais côté, de faire une faute. Je ne sais pas pourquoi on est obligés de souligner que l’Islam, ce n’est pas ça. La laïcité est un bon concept mal expliqué. Il y a trop d’incompréhensions. Pour moi, la laïcité, c’est le respect de toutes les religions dans le privé. D’autres comprennent que l’on peut vivre sa religion partout. »

La politique. « Je trouve que ça a de l’importance. Je suis inscrit sur les listes électorales. Je suis allé voter aux municipales. Je vais aller voter aux prochaines. Je suis le seul du groupe. On a beaucoup de devoirs alors autant profiter de nos droits (petit sourire). »

Communautarisme. « Mais, on ne l’a quand même pas choisi le communautarisme. Il s’est imposé à nous. On est forcés de vivre ensemble et dans le même temps on est bien ensemble. C’est compliqué. Quand on va en centre-ville, on demande aux copains de venir avec nous, parce qu’on est plus à l’aise à plusieurs. Je ne veux pas vivre toute ma vie dans le quartier. Aucun copain ne le veut. On a l’impression que l’on peut quand même s’en sortir mais que l’on doit faire beaucoup plus que les autres. Je veux m’enrichir de la culture des autres. Je veux du mélange. »

Alors, être Français, Abdallah ? « Au-delà, de la question « être Français », c’est « être moi » qui m’intéresse. Je ne veux pas tomber dans le fait de penser comme tout le monde. Je me refuse de généraliser. J’essaie toujours de dépasser ma première réflexion et d’approfondir. Je le fais à travers l’écriture. Le rap, c’est une façon de l’exprimer, mais sans plus. Mais, ce qui me plaît, c’est l’écriture. » En français ciselé, bien sûr.

(*) Le prénom a été changé

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